Début septembre, un homme arrivé en retard au port du Pirée pour prendre son bateau pour la Crète est repoussé par un marin, tombe à l’eau et meurt noyé sans que personne lui porte secours. L’affaire secoue depuis toute la société grecque.
22 Septembre 2023
Il s’appelait Antonis Karyotis. Il avait 36 ans. Et son nom est désormais connu dans toute la Grèce. Le 5 septembre, le jeune homme arrive en retard au port du Pirée pour prendre son bateau, le Blue-Horizon, qui avait pour destination l’île de Crète. Lorsqu’il monte sur la rampe pour embarquer, il est repoussé par un membre de l’équipage, perd l’équilibre et tombe à l’eau. Le navire continue sa route sans s’arrêter. Quelques minutes plus tard, Antonis Karyotis meurt noyé. Sa mort est déclarée bien après, lorsque son corps est transporté à l’hôpital de Nikaia, près du Pirée.
La scène, choquante, a été filmée par plusieurs passagers qui l’ont postée sur les réseaux sociaux. La vidéo est très vite devenue virale et a profondément indigné l’opinion publique grecque. Sur ces vidéos, des cris des passagers sont perceptibles, ils demandent à l’équipage d’arrêter le ferry, mais ils ne sont pas écoutés.
D’après le quotidien de centre droit Kathimerini, qui a consulté le journal de bord des garde-côtes du Pirée, à 21 h 13, le capitaine du bateau a averti le central qu’un homme était tombé à la mer sans faire référence à ce qui s’était passé avec les membres de l’équipage. Six minutes plus tard, des secours arrivent sur place, mais il est déjà trop tard… Vers 21 h 40, la police portuaire du Pirée ordonne au bateau d’arrêter sa route. Les gardes-côtes recueillent les témoignages d’au moins trois passagers qui décrivent le déroulé des événements et, vers 22 heures, le bateau fait demi-tour vers le Pirée. Le capitaine et trois autres membres de l’équipage sont arrêtés par la police. Présentés devant la justice, ils ont été inculpés pour homicide et complicité de meurtre.
« Une tragédie inconcevable »
L’affaire, qui a suscité l’émoi d’une grande partie des Grecs, a déclenché des manifestations spontanées dans plusieurs ports desservis par le Blue-Horizon : « Ne nous habituons pas à la mort », pouvait-on notamment lire sur des panneaux. Le 13 septembre, le syndicat des marins avait aussi appelé à une grève de vingt-quatre heures à la suite de la « mort tragique » d’Antonis Karyotis. Ils ont toutefois rappelé que « les accusations tous azimuts contre tous les marins grecs »n’avaient pas de sens et que les conditions de travail difficiles, avec notamment des heures supplémentaires systématiques, pouvaient conduire à la « mise en danger des passagers ».
Le ministre de la marine marchande, Miltiadis Varvitsiotis, a également annoncé lundi 11 septembre sa démission après le tollé provoqué par ses propos à la suite du drame. Sur la chaîne de télévision Open, il avait indiqué qu’« il y a ceux qui pleurent la victime et ceux qui pleurent les personnes qui travaillent pour avoir un salaire, pour vivre décemment et qui sont désormais accusées de meurtre », faisant allusion aux membres de l’équipage arrêtés. Tout en demandant « pardon »pour ces propos qui pouvaient être mal interprétés, Miltiadis Varvitsiotis a insisté, lors de sa démission : « En aucune manière, je n’ai remis en question les responsabilités de l’équipage et du transporteur. » Le directeur général de la compagnie maritime Attica Group, propriétaire du ferry, a aussi démissionné.
« On a du mal à comprendre, c’est une tragédie inconcevable, intolérable », a déclaré sur Facebook, à la suite de la mort du jeune homme, le premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis. « Je suis particulièrement choqué par le message envoyé par cette tragédie : un mélange d’irresponsabilité et de cynisme, de mépris et d’indifférence, qui finit par se transformer en violence. Et soudain, à cause de cela, un enfant disparaît… », a-t-il ajouté, alors que s’amplifiait la colère dans un pays qui a déjà dû faire face à d’autres drames cet été, avec les incendies et les inondations qui ont coûté la vie à plus de 40 personnes.
« L’émergence d’un cynisme sans précédent »
Dans les médias grecs, de nouvelles révélations continuent d’émouvoir la société grecque. Antonis Karyotis semblait venir d’une famille pauvre de Crète et souffrait d’un handicap mental. L’Observatoire grec des accords d’Helsinki, ONG de défense des droits de l’homme, a d’ailleurs demandé dans une lettre au procureur adjoint de la Cour suprême de tenir compte d’une possible discrimination pouvant expliquer l’acte violent de l’équipage contre le jeune passager. Depuis, d’autres enregistrements récupérés par la chaîne de télévision ANT1 ont provoqué un nouveau tollé. L’un des membres de l’équipage raconte dans un extrait : « Je croyais qu’il n’avait pas de billet. Je pensais que c’était un Noir, un Pakistanais… Il était assis là, à tourner en rond, mais il ne m’a pas montré son billet. »
Tous les médias et la grande majorité des hommes politiques ont condamné les agissements des membres de l’équipage. Certains ont même fait le rapprochement avec la cruauté à laquelle font face de nombreux réfugiés refoulés violemment par les gardes-côtes grecs vers les eaux territoriales turques. Athènes a toujours démenti avoir recours à cette pratique allant à l’encontre du droit international, mais les enquêtes contre les autorités grecques se multiplient.
En juin, le naufrage d’un bateau en provenance de Libye, qui avait coûté la vie à des centaines de réfugiés au large de Pylos, avait aussi conduit à questionner le rôle des gardes-côtes grecs, qui n’étaient intervenus que trop tard sur les lieux du naufrage, malgré plusieurs alertes de la part de l’ONG Alarm Phone et de l’agence européenne de surveillance aux frontières Frontex. Pour le magazine LIFO, la crise économique subie par les Grecs durant une décennie et la pandémie qui ont renforcé l’individualisme et le repli sur soi n’expliquent pas tout. « Le problème est ailleurs, il est lié au manque d’éducation, de compréhension, d’empathie, à l’émergence d’un cynisme, d’une misanthropie et d’un individualisme sans précédent », écrit le journaliste Thodoris Antonopoulos.